HAÏKUS AU FIL DES JOURS

Jean-Richard Bloch et le haïku

Revue Europe de juillet 1924

Damien GABRIELS

 
Article de Jean-Richard Bloch : "Pour le haïkaï français"
 paru dans la Revue Europe de juillet 1924

 

 

POUR LE HAÏ-KAÏ FRANÇAIS (1)

 
       Matin de printemps. J’ouvre ma fenêtre. Flot de sensations. Des
bruits, des odeurs, des spectacles, des saveurs, des souvenirs. Tout
pêle-mêle, et confondu. Chacun de mes sens est comblé. L’esprit,
par son fin réseau d’associations et d’analogies, ajoute le passé au
présent, le chimérique au réel, ce que j’ai rêvé à ce que j’éprouve. Ma
vie entière se gonfle pour former le suc de cet unique instant.
       Toutefois, au cœur de la symphonie, une harmonie élémentaire se
cache. Une note pure et primitive a été le noyau de cristallisation
autour duquel s’est ordonné le poème.
      Ce cristal originel, cette sensation-mère nous parvient dans un
halo de sensibilité diffuse. Et ce cristal n’est le même ni pour chaque
homme, ni pour chaque seconde du même homme. Un jour le pre-
mier sens atteint sera l’odorat (l’odeur de telle jacinthe bleue, de tel
bourgeon de pin chauffé, de tel terreau remué) ; un autre jour, la
diaphanéité de l’atmosphère éveillera, avant toute autre émotion,
le sentiment de mon existence corporelle.

     Le poète romantique conserve au poème sa rotondité. Il tourne
autour. Il en décrit les aspects innombrables. Il tente une synthèse
verbale capable de rivaliser avec la synthèse psychique.

      On peut concevoir une attitude différente. Par exemple : dépouil-
ler le fruit de ses enveloppes successives, soulever patiemment les
peaux de l’oignon, jusqu’à ce qu’on arrive enfin au bulbe central,
dans son évidence et sa nudité.
      En d’autres termes, il s’agit de remonter, de proche en proche,
jusqu’au jaillissement primaire de l’émotion, en vue d’obtenir cette
note suraiguë que demandait Meredith.
      Si le haïdjin sait son métier, le seul tintement de cette note,
provoqué par lui, ressuscitera la sensation intégrale, reconstituera,
dans notre sensibilité, le poème complet, - cristal et halo.
      Nous comprenons alors pourquoi trois vers suffiront à inscrire    
ce résultat. La disproportion entre l’étendue du sentiment à expri-
mer et l’infime notation cesse de nous étonner.
      Ainsi ces haï-kaïs, dont j’emprunte la traduction au Dr Cou-
choud :
 
                     Le vent du large
                     Dérange les savants parafes
                     Des mouettes dans l’espace.
 
                                             ___________
 
                     Appel au passeur.
                     Par-dessus les herbes
                     Un éventail qui s’agite.
 
                                             ___________
 
 
      Le haï-kaï n’essaye pas de lutter contre le poème synthétique.
Il n’essaye même pas de nier l’éloquence poétique, qui a ses droits.
      Son but est ailleurs. Et il nous paraît de nature à séduire            
une époque comme la nôtre, où le souci de la vérité dans l’expression
a trouvé un tel crédit.
      Le haï-kaï se fonde sur un principe : il n’y a pas de concentration
qui ne puisse encore se concentrer.
      Pourtant il existe une frontière. Le sentiment plus ou moins
exquis de cette limite établit la hiérarchie des artistes.
      Une figure peut être exaltée ou accablée par la régularité de ses
traits. De même la poésie dans ses rapports avec la cadence. Le
haï-kaï est de la poésie préservée de la cadence, privée par là d’une
de ses ressources majeures, mais sauvée de la vulgarité, et comme
emprisonnée dans les parois du dernier coffret, le plus étroit, le      
plus secret.
      Les haï-kaïs de Jules Renard pêchent par excès d’esprit. Il n’a pas
eu le goût suffisant pour se garder du trait. Il cherchait des rencon-
tres de mots plutôt que de sensations. Les modèles du genre se dis-
tinguent au contraire par la bonhomie et l’extrême simplicité de
l’écriture.
      J’en recommande l’essai et la pratique à tous les amateurs de la
véritable escrime intellectuelle, - celle où l’on est son propre adver-
saire.
      Indifféremment le Japonais écrit ou peint avec son pinceau à un
poil. Tout homme cultivé pourrait avoir son carnet de haï-kaïs
comme on a son carnet de croquis.
 Le Dr Couchoud est l’animateur du genre (son excellent ouvrage
sur les Sages et Poètes d’Asie)(2). René Maublanc vient de publier une
anthologie de haï-kaïs. Vocance leur a consacré une longue étude dans
la Grande Revue et, récemment, Benjamin Crémieux, deux articles
importants dans les Nouvelles Littéraires.
      La question de technique se pose même pour ces poèmes minus-
cules.
      Une notation, inscrite en trois lignes quelconque, ne fait pas un
haï-kaï.
      Le haï-kaï japonais, destiné à sertir une sensation primaire, véri-
table cristal, repose sur un système, pur lui aussi et indivisible.
      Il n’admet que trois vers, et chaque vers n’admet qu’un nombre
impair de syllabes.
      Le pair est féminin, rythme flou, ambigu, toujours menacé de
dédoublement. Seul l’impair est mâle.
      Voici le principe : trois vers, respectivement de cinq, sept et    
cinq pieds. Comme la langue japonaise ne comporte pas de syllabes
muettes, nous pouvons tolérer, dans le haï-kaï français, des vers de
neuf pieds pour compenser la perte causée par les syllabes muettes,
purement métriques.
      Quant à la forme en losange du haï-kaï (un vers long entre deux
vers courts), je crois que nous devons la préserver à tout prix.
      Pourquoi ? Parce que le haï-kaï est le fruit d’une expérience poé-
tique dix fois séculaire. Si les poètes, qui en ont tracé ou maintenu le
dessin, n’y avaient trouvé des avantages certains (que nous n’avons
aucune peine à concevoir), ils ne l’auraient pas défendu à travers  
mille années.
      Imagineriez-vous un poète japonais qui, prétendant introduire le
sonnet dans sa langue, mépriserait la délicieuse formule à laquelle    
les poètes italiens et français se sont unanimement ralliés, après des
siècles d’essais et d’éliminations ?
      Le haï-kaï est aussi intangible que le sonnet.
      On peut s’amuser à écrire des poèmes en trois vers. S’ils ne se
conforment pas, aussi exactement que possible, aux règles du haï-  
kaï, ils seront tout ce qu’on voudra, exceptés des haï-kaïs.
 
      Pourtant, dans le joli recueil de ses haï-kaïs personnels que        
M. René Maublanc vient de donner aux édition du Mouton Blanc, il
rejette toute règle, fors une : c’est, « écrivant une pièce en trois lignes,
de faire correspondre le rythme de la pensée à la disposition typographique
de son texte. Il a tâché que ses haï-kaïs ne fussent point de simples
phrases de prose coupées arbitrairement en trois, mais que cette tripar-
tition répondit vraiment à des coupures de la pensée, donc à une néces-
sité interne. »
      Poétique trop imprécise. La définition de Maublanc vaut pour  
tout vers au monde. Nulle ligne ne mérite le nom de vers si elle    
n’est qu’un artifice typographique, si elle ne renferme une cou-      
pure de rythme et de pensée qui se justifie en elle-même.
      Mais incorporer au haï-kaï, comme le veut Maublanc, des vers de
six ou huit pieds aboutit à le dénaturer. Ce poème miniature ne sub-
siste que par une intégrité absolue. Il est une affirmation tranchante,
une pensée en trois mouvements, un syllogisme de l’intuition. Dans
les dimensions réduites où nous évoluons, - dans cet infiniment    
petit de la poésie, - le vers impair est seul susceptible d’échapper  
à l’adultération de la césure. La franchise du nombre est essentielle
à la structure du tripode. Des rythmes pairs arrondiraient ses      
angles. Plus de cristal, - du sucre.
      En outre, pour Maublanc, la forme de haï-kaï que j’appelle        
en losange « n’épuise pas les ressources du genre. Des effets différents
peuvent être produits soit par trois lignes de longueur croissante ou
décroissante, (baptisons cela le haï-kaï en trapèze) soit par l’accour-
cissement brusque de l’une d’elles (le haï-kaï triangle). »
      Proposition séduisante, comme toutes celles qui font appel      
aux instincts de liberté. Parlant un jour à un peintre, que j’aime beau-
coup, de ces poèmes que je venais de découvrir, je lui en disais la  
loi : trois vers de 5,7,5. « Pourquoi seulement de 5, 7, 5 ? me répondit-
il. Pourquoi se ligoter ? Pourquoi pas des vers de 6, de 9, de 10 ? »
      A la vivacité avec laquelle il m’avait interrompu, je jugeai que
j’avais touché un point sensible de son credo. L’effort, depuis trente
ans, a été d’affranchir l’inspiration. Tout ce qui menace cette sacro-
sainte liberté hérisse la susceptibilité de l’artiste moderne. Lénine
appellerait cela de l’anarchisme de petit bourgeois.
      Pour en revenir au haï-kaï, qu’est-ce que Maublanc répondra      
au haïdjin qui, fort de ces premières licences, refusera de s’ar-  
rêter en si beau chemin ? S’il m’objecte qu’il a su lui-même  
éviter les exagérations, je lui ferai observer que les disciples sont
toujours plus fidèles à la doctrine qu’à l’œuvre. Comme il a du talent,
il aura des disciples. Qu’il craigne les disciples !

Par exemple, dira-t-il que le triolet suivant ait rien conservé de
l’esprit, du rythme et du style d’un haï-kaï ?

 
Sur le bord de la mer, les pins, pèlerins arrêtés, une frise d’ombrelles :
Ces dieux sont en voyage. Le poignet nu, leurs grandes mains levées lais-
                                                                                   [sent couler le ciel
Entre leurs doigts, o douceur de ce miel bleu, vert mirage.
 
      Pourtant cette peinture romantique a paru, accompagnée de    
bien d’autres, en première colonne de Comoedia sous ce titre décon-
certant : Haï-Kaï d’Occident. Et elle est signée André Suarès.
      N’insistons pas sur cette erreur d’un grand artiste. Je ne cite      
ce poème que pour montrer à Maublanc où conduit l’absence de
rigueur. La sagesse des nations l’a formulé : quand on a franchi les
bornes, il n’y a plus de limites.
      Entre le haï-kaï trapèze, à vers de six, huit, dix pieds, et le haï-
kaï tarasque de Suarès, les transitions sont insensibles.
      Nous avons assez de poèmes où exercer notre soif de liberté.
Laissons au moins en repos ces quelques vases très purs, le sonnet,    
la ballade, le rondeau, l’outa chinois (3), le haï-kaï.
      Je n’en suis que plus à l’aise maintenant pour féliciter Maublanc
des charmantes réussites que remplissent son recueil. Pour le plaisir
et l’édification du lecteur, je terminerai cette note par ces quelques
citations, empruntées à notre auteur :
 
                      Grincement des roues.
                      Un tas de foin grossit
                      Jusqu’à cacher la lune.
 
                                                      ~
 
                      Tu es trop petit, chaton, pour savoir :
                      Ne mords pas là-dedans :
                      C’est ta queue (4)
                                                                                JEAN-R. BLOCH
 

 

(1) René Maublanc : Le haï-kaï français, Bibliographie et Anthologie (Edition du Pampre, 12 rue Chabaud, Reims).

     René Maublanc : Cent haï-kaï (Editions du Mouton Blanc).

(2) Sages et Poètes d'Asie (Calmann-Lévy, édit.)

(1) Le lecteur d’Europe aura peut-être remarqué que les poèmes que j’ai donnés dans le dernier numéro de la revue étaient en partie composés d’outas, très stricts. Entre autres le poème intitulé Voyage.
 
(4) S’il ne convenait pas de ne pas écraser ce frêle sujet sous le poids de l’exégèse, j’aurais
volontiers analysé et critiqué les curieux, - quelquefois très beaux – haï-kaïs que Benjamin Crémieux a reçus des lecteurs des Nouvelles Littéraires et dont il a publié quelques échantillons.

 

 
 



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