HAÏKUS AU FIL DES JOURS

 Cahiers du Sud (n° 305 - 1951)

"LE HAIKU  -  POEME DES SAISONS"
(extrait)
 
Textes présentés et traduits par Conrad MEILI

Damien GABRIELS

LE HAÏKU ET LE SENTIMENT DE LA NATURE
Conrad MEILI
 
(Introduction : historique de l’attitude face à la nature au Japon )
 
HISTORIQUE DU HAÏKU
 
[…]
 
LE HAÏKU, EXERCICE SPIRITUEL
 
Le Haïku est le poème le plus court qui soit dans la poésie humaine .
 
Composé de trois vers de 5, 7, 5 syllabes, il contient dans un style ramassé, fait de notations et d’éclairs, grâce à quatre ou cinq images-idées, dont une fait obligatoirement allusion à la saison, un symbole poétique. Kyoshi Takahama définit ce genre de poésie « expression spontanée des sentiments et de la vie à travers les quatre saisons ».
 
Le Haïku est aussi une école de discipline et de concentration en même temps qu’exercice de méditation. Il exige ascétisme de langage et patience dans l’œuvre.
 
N’est-ce pas une discipline pour le poète, quand en trois vers si courts dans le temps et dans l’espace, il exprime par trait elliptique l’étincellement, la tension, la beauté, la profondeur, et par surcroît, la couleur et la forme.
 
Abstraire l’anecdote et l’émotion sans jamais les montrer nues, exprimer par une langue cursive et simplifiée le choc subi ; le Haïku est bien une exclamation poétique et symbolique en gros plans, donnant le départ à une pensée pour son développement. J’ajouterai : le Haïku est un pont qui mène le lecteur d’un spectacle de la nature en sa saison, vers une idée plus profonde. Il dépend du lecteur que ce pont soit ouvert ou fermé.
 
TECHNIQUE DU HAÏKU
 
Haïkaï est une appellation fausse d’un genre poétique qui s’appelle « Haïku », « Hokku » ou même « Onku ».
 
Si simple à première vue, ce poème court a été souvent pris pour un poème descriptif, comme s’il n’était qu’une image. Mais nous avons vu que, poème de méditation, provoquée par une image, il est en même temps moralisateur ou philosophique, image et musique et qu’il appartient au lecteur, plus que dans toute autre poésie, de lire entre les lignes et les images pour pénétrer, à travers les quelques rares symboles accolés, la pensée du poète.
 
Il n’a ni mètre ni rime.
 
Sa langue n’est ni la langue parlée ni la langue écrite, mais un condensé littéraire suggestif. La syntaxe n’est guère respectée, les inversions foisonnent. Le verbe est souvent supprimé. S’il y figure, le temps est négligé. S’agit-il du pluriel ou du singulier ? Il est rare que le nombre soit indiqué.
 
Les génétifs sont souvent formés de l’accouplement de deux ou même trois substantifs.
 
Le choix des vocables poétiques recherche l’élégance et un canon de proportions. Ainsi le Haïku possède une architecture, du style et un certain rythme. Ce dernier est créé par le nombre de syllabes imposées et par le langage syncopé.
 
[…] (Développement sur les syllabes en japonais)
 
La liberté poétique admet encore des vers de 7, 7, 5 syllabes ou de 5, 7, 7 syllabes. Mais le Haïjin préfère observer la règle initiale qui approche du nombre d’or.
 
On emploie dans la composition du Haïku des « Kire-ji » ce qui veut dire « mots de césure ». Ce sont les deux mots « Ya » et « Kana ». « Ya » figure soit à la fin du premier vers, soit dans le corps ou à la fin du deuxième vers. « Kana » n’est employé qu’à la fin du troisième vers comme mot final ou point d’orgue.
 
Ces mots de césure ne sont pas employés dans le langage courant. Ce sont des mots de remplissage ou des exclamations. Faut-il les traduire ? Si l’auteur le veut, oui, mais qu’en savons-nous ?
 
Un autre mot de remplissage est cette ancienne forme du passé « keri ». Employé de plus en plus rarement, on le trouve à la place de « kana », à la fin du troisième vers, si ce vers se termine par un verbe de trois syllabes. – (Ainsi : « Asobi-keri », à la place d’« Asobi kana », « jouer »).
 
Ces mots de remplissage sont d’un grand secours lors de la composition d’un Haïku.
 
La Saison est indiquée obligatoirement, par son appellation propre ou par ses caractéristiques.
 
Ainsi on lira : « Printemps » ou ce qui l’exprime : fleurs de prunier, papillon, rossignol, hirondelle, grenouille, cerisier, camélia, fleurs de pêcher, glycine, pivoine, azalée …
 
« Fleurs », sans autre indication, s’interprète : « fleurs de ceriser ».
 
De même pour « Eté », on suggérera la saison en parlant de « koromo-gae », c’est-à-dire changement de vêtements, saison des pluies, réunions dans la fraîcheur nocturne, coucou, lucioles, cigales, libellules, volubilis, lotus, lys, pavot
 
Pour « Automne », on songera à la Voie lactée, à la pleine lune, aux canards sauvages, aux corbeaux, aux insectes chanteurs, aux chrysanthèmes, à l’érable …
 
Pour « Hiver », on choisira les feuilles mortes, le froid, les arbres dénudés, la glace, la neige, le Nouvel An …

D’ailleurs un dictionnaire poétique fixe la discipline des vocables acceptés par le Haïku.

 Le Haïku n’est pas une phrase. Il en suggère plusieurs.

 
Comme la description du thème choisi doit être des plus complètes, il ne reste au poète point de place pour exprimer un sentiment personnel. Celui-ci se cache derrière la description et le lecteur doit le comprendre à travers le symbole.
 
De par sa contrainte architecturale, le Haïku est si peu explicite qu’il resterait obscur si le poète n’y ajoutait pas, pour faire comprendre son intention, une exégèse. Ainsi le fait le maître Takahama pour les poèmes qu’il signe dans sa revue Hototogisu.
 
J’ajoute que le Haïku ne parle pas d’amour. Ce sentiment a sa place dans le Tanka. Il conserve ainsi un caractère de haute philosophie qui se refuse aux « amitiés particulières ».
 
Enfin, purement japonais, le Haïku n’emploie qu’exceptionnellement des mots d’origine chinoise.
 
Ces diverses constatations soulèvent immédiatement le problème de la traduction. Comment exprimer en d’autres langues cette poésie sans fausser son image et son esprit, sans détruire son architecture ? Le Haïku à cause de sa forme est presque intraduisible. De plus, calligraphié en japonais, il représente autre chose que des « mots qu’on entend », mais des « mots qu’on voit ». L’écriture à l’encre de Chine, forme tableau entre l’abstrait et le symbole. Elle se compose d’idéogrammes chinois pour les substantifs et les verbes ou adjectifs dans leurs radicaux, lesquels se terminent par des syllabes tracées en alphabet japonais syllabique indiquant les terminaisons choisies.
 
Ainsi, une fois traduit, le Haïku perd avec la beauté de sa ciselure, son pouvoir suggestif. Son mystère et sa grandeur, cette vision par le petit bout de la lorgnette, sont détruits et l’expression vivace de l’onomatopée est supprimée.
 
Rendre par des vocables étrangers l’onomatopée et l’image composée d’allusions, autant « décrire une image ». C’est essayer de transformer un poème visuel par un poème destiné à la seule oreille. Essayez donc de transformer un kimono de coupe stricte et immuable, frémissant de ses ramages, en robe de grand couturier qui ne vaut que par l’allure et la ligne !
 
La poésie du Haïku parle à la vue. Elle est destinée à être regardée et non à être enfermée dans un livre. Calligraphiée, elle devient une poésie de décoration : nous la verrons sur les murs sous forme de kakemono (rouleau peint), de gakumen (tableau encadré), de shikishi (carton carré) ou de tanzaku (longue bande de carton). Ces cartons sont parfois de couleur ou rehaussés de motifs légers d’or et d’argent. On décore ainsi paravents et cloisons de quelques Haïku à la calligraphie élégante ou fantaisiste. Enfin, on les inscrit jusque sur le pan des kimonos, les doublures précieuses des manteaux ou les ceintures. Le poème ajoute au costume et à la personne un cachet de raffinement spécial.
 
J’appellerai donc le Haïku, œuvre d’art et manuscrit, un frémissement de la main du poète, l’orfèvrerie toute spirituelle de son inspiration.
 
QUELQUES POETES DU HAÏKU
[…] Biographies de Bashô, Buson, Issa et Shiki Masoaka
 
 
A TRAVERS LE HAIKU
 
Iio SOGI (1420 – 1502)
 
LA VIE HUMAINE
       Partir à la recherche des cerisiers en fleurs,
       Mais revenir
       Avec des violettes sauvages
 
MORT
       Prenant son vol
       Cette unique feuille
       Comme une barque à la rencontre des étoiles
 
 
Teitoku MATSUNAGA ( 1570 – 1653)
Fondateur de l’Ecole Teitoku, Kyoto
 
LUNE D’AUTOMNE
       Elle oblige tous les hommes
       A dormir en plein jour,
       Cette lune d’automne
 
 
BASHO (1644 – 1694)
 
PENSEE TRISTE
       Ah ! ce chemin
       Où personne ne passe
       Sinon le crépuscule d’automne
 
LA VOIE LACTEE
       Au-dessus d’une mer démontée,
       Vers l’île de Sado,
       La Rivière du Ciel s’incline
 
REPLIQUE AU POETE KAKU
       Devant le volubilis épanoui
       Nous mangeons notre repas,
       Nous qui ne sommes que des hommes
 
CANARDS SAUVAGES
       Sur la mer, dans le crépuscule,
       Lointain et blème,
       Le cri des canards sauvages
 
DE MA HUTTE
       Sous un nuage de fleurs,
       Une cloche sonne. A Ueno ?
       Ou Asakusa ?
 
CHANT DES CIGALES
       Quel silence !
       Pénétrant les rochers,
       Le chant des cigales
 
LES HUIT VUES D’OMI
       Sept vues renommées, hélas !
       Sont cachées dans la brume,
       Mais de Mii, j’entends la cloche …
 
 
Kikaku TAKARAI (1660 – 1707)
Eddo
 
LE MENDIANT
       Ah ! ce mendiant
       Qui, de la terre va au ciel,
       Vêtu du seul été
 
LA PUCE
       Ce coup de sabre,
       Est-ce rêve ou réalité ?
       Une piqûre de puce !
 
 
CHIYO-NI (1701 – 1775)
Poètesse à Matsugo (Kaga)
 
VOLUBILIS
       Mon seau pris par les volubilis,
       Donnez-moi votre eau
 
LUNE D’ETE
       Frôlant le fil
       De ma canne à pêche
       Monte la lune d’été
 
MATIN D’HIVER
       Dans les champs, dans les collines,
       Plus rien ne bouge
       Par ce matin de neige
 
LA SOURCE
       Oubliant que du rouge
       Fleurissait ma bouche,
       J’ai bu à la pureté de la source
 
PRINTEMPS
       Sous la pluie printanière
       Plus rien, que l’embellissement
       De toutes choses.
 
 
BUSON (1715 – 1783)
Peintre et poète
 
LA CLOCHE ET LE PAPILLON
       Sur la cloche suspendue
       S’étant posé, il dort,
       Ce petit papillon
 
PLUIE DE PRINTEMPS
       Voyez sous la pluie printanière
       L’entretien que mènent
       Ce manteau de paille et ce parapluie
 
LA DANSEUSE
       Sous les fleurs, elle n’a pas dansé !
       Je reviens avec une rancune
       Contre cette danseuse

 CERISIERS EN FLEURS AU MONT YOSHINO

       Devant la beauté des Monts Yoshino
       Qui volerait une fleur !
 
ROSSIGNOL
       La voix du rossignol
       S’éloigne, et le jour aussi
       Devient crépuscule
 
 
ISSA (1763 – 1827)
 
PENSEE POUR L’ENFANT MORT
       Dans ce monde de rosée,
       Une goutte de rosée
       Peut bien disparaître, cependant …
 
OISEAUX MIGRATEURS
       Sans se chercher querelle
       S’aimant et s’entr’aidant
       Passent les oiseaux
 
LUNE A LA MONTAGNE
       La lune de la montagne
       Eclaire même
       Les voleurs de fleurs
 
LUCIOLES
       Ne foulez pas le sol,
       Là où la nuit dernière
       Les lucioles ont brillé
 
L’ARGENT
       Des ailes leur poussent,
       Les écus volent !
       Voici la fin de l’année
 
LES ESCARGOTS
       Escargots !
       Peu à Peu
       Vous y grimpez, au Mont Fouji !
 
L’ENFANT ET LA LUNE
       Cette pleine lune d’automne,
       Prends et donne-la moi, -
       Pleure l’enfant
 
LUNE ROUSSE
       Cette lune rouge,
       A qui est-elle,
       Se demandent les enfants
 
MALADIE
       Ah ! quelle est belle
       A travers le trou de la cloison,
       Cette Voie Lactée
 
MAISON NATALE
       Dans ma maison natale,
      Jusqu’aux mouches
       Piquent le pauvre
 
 
SHIKI (1867 – 1902)
 
LA RIVIERE MOGAMI
       Dans son élan, elle emporte l’été,
       La rivière Mogami
 
TOMBES D’AUTREFOIS
       Ici, à Saga, parmi les herbes de l’été,
       Nombreuses sont les tombes
       D’anciennes beautés
 
APRES LE TONNERRE
       Le tonnerre cesse,
       Sur l’arbre éclairé du couchant
       Recommence le chant des cigales
 
LES ALOUETTES
       Foulant les nuées,
       Aspirant la brume,
       Les alouettes montent

 LES CARPES

     Vois,
     Sur la tête des carpes
     Rebondir l’averse
 
JOURNEE DE PRINTEMPS
     Les jours s’allongent, je crois,
     Le bateau parle à la rive
 
LE VOLUBILIS
     Le temps de le peindre,
     Il se fane,
     Le volubilis
 
LA PAON
     Brise printanière :
     Le paon déploie sa roue
 
NUIT DE PRINTEMPS
     Nuit printanière :
     Soufflant dans sa flûte,
     Un passant
 
BRUME AU PRINTEMPS
     Si je me retourne,
     Ce passant,
     N’est plus que brouillard …
 
 
Kyoshi TAKAHAMA (1874)
Continuateur et gardien de la tradition du Haïku, Kyoshi Takahama est actuellement le prince de ce genre poétique. Romancier-peintre, adepte de la Cérémonie du Thé et de l’art du Nô, il résume avec autorité la spiritualité et l’humanisme du Japon, exerce une profonde influence sur les écrivains nippons, tant par son œuvre personnelle considérable que par sa revue Hototogisu.
 
LE SERPENT
     Le serpent fuit,
     Mais ses yeux qui me regardaient
     Sont restés dans l’herbe
 
LUNE DE PRINTEMPS
     Sur les hautes vagues qui moutonnent,
     Ces esquisses, peintes
     Par la lune printanière
 
PAPILLON
     Le bruit que fait
     Un papillon qui mange
     N’est que silence
 
VENT D’AUTOMNE
     Dans les rafales du vent d’automne
     J’entends ma voix
     Qu’elles emportent
 
FIN DE SAISON
     Alourdie par la rosée
     De cette tige
     Une dernière cigale chemine lentement
 
NOUVEL AN
     L’année, comme un géant s’éloigne,
     Fait sonner ses grands pas
     Dans le temps
 
ETE
     Averses de juin !
     Les pêcheurs jettent leur ligne
     Comme entraînés par le courant
 
MONASTERE
     Pleurant de grosses larmes
     Les religieuses se font face, -
     Elles mangent du raifort
 
ENDURANCE
     Projetée dans l’herbe
     Par l’averse

     La cigale chante encore

LE TEMPS
     Tristesse de l’Histoire !
     A peine apprise, je l’oublie
     Dans l’automne de mon grand âge
 
     Par clair de lune,
     Je jouissais des nuits,
     Mantenant je songe à mon âge
 
COMPRENDRE
     C’est en plongeant la main
     Dans l’eau, parmi les herbes aquatiques
     Que je saisis l’esprit de l’étang
 
LEGENDE
     La légende est triste,
     Mais chantée
     Elle est belle
 
NUDITE
     La nuit tombée,
     Un instant, entre deux vêtements,
     Sa nudité
 
PASSANTE
     Etait-ce l’éclair ? –
     Ou, - le franchissant,
     Les jambes nues de cette femme ?
 
AMOUR
     Pluie printanière !
     Sur le chevalet, après l’amour,
     Son vêtement pèse plus lourd
 
     Femmes de Kyoto,
     Quel péché mortel
     Si vous ne succombez pas
     Sous les cerisiers en fleurs
 
 
ROHO - Contemporain
 
LION ET PAPILLONS
     Malgré le rugissement du lion,
     Sur sa cage vont et viennent
     Deux papillons emmêlés
 
 
SANYO - Contemporain – Soldat en Chine
 
EN CAMPAGNE
     Dans l’étang aux lotus
     La lune se brise en morceaux
     Quand j’y lave mon riz
 
 
DAIKESHI - Contemporain – Soldat en Chine
 
SOIR TRANQUILLE
       La lune s’étant levée
       Une pagode flotte dans l’air,
       Comme un rêve
 
 
Conrad MEILI (1895) - Peintre
 
ESPOIR
       En tombant,
       La fleur du grenadier
       Laisse derrière elle une étoile
 
DELICATESSE
       Ayant accroché une fleur,
       Dans sa confusion,
       La main de l’aveugle tremble
 
PRINTEMPS
       Au lever du soleil,
       De tous côtés, les poissons
       Fusent de la mer printanière
 
SOLITUDE
       A la surface de l’étang, au col,
       Vois ces tétards
       Qui avalent les nuages

 

 
 



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